2.1. RFI: le pédagogue savant/critique
En contrepoint des deux autres médias, l’émission «Les mots de l’actualité» trouve sa
place, co-produite avec le CNDP (Centre national de documentation pédagogique): voilà une
donnée qui confirme la remarque de Moirand (2003: 15) sur les parts respectives - et en
interaction - du contexte externe et des marques linguistiques internes.
Pour preuve, le plan de texte est reconnaissable car régulier: dès le début de la chronique,
le mot est caractérisé selon un angle sociolinguistique (registre ou usages); puis un
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
enchaînement des différents sens (cf. ouverture) ainsi que des usages selon les domaines
d’emploi (cf. ouverture et con), allant jusqu’aux valeurs illocutoires (con) – et cela en
synchronie et éventuellement en diachronie. Au total, on observe une démarche d’analyse
experte sur le mode didactique déployé en séquences explicatives 8: d’une part, un métalangage
explicite qui peut aller jusqu’à des termes linguistiques comme «actes de langage»,
«performatif» (chronique Excuse); d’autre part, des marqueurs de la définition: «ce qu’on
appelle X, c’est», «on parle de X pour désigner». Du reste, le «je» n’est pas rare sur RFI,
qui renvoie au chroniqueur pédagogue prenant en charge son texte. Il se désigne même comme
«linguiste» (chronique subprime) par rapport à la figure de «l’économiste»9.
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Si on lit une évaluation portée sur les manoeuvres que recouvre le choix des mots, il y a
aussi un refus visible de la polémique, en particulier dans les deux chroniques en annexe à
travers le connecteur «mais» et les énoncés négatifs (en gras dans les textes). Je ferai
l’hypothèse que l’objectif est moins de ménager N. Sarkozy que de le remettre à une/sa place
dans un interdiscours politique, donc de refuser la position fascinée au profit d’une position
distanciée, qui distingue RFI: ne pas hurler avec les loups, en quelque sorte.
On ne peut pas oublier que la concurrence est féroce, que les stratégies de captation
doivent créer de la différence en faveur du média… alors même que RFI se nourrit des
informations de ses confrères.
2.2. Le Monde: l’expert humoriste/moraliste
On observe une démarche d’analyse experte très proche de celle de RFI (voir le souligné
double en annexe). L’appel à l’étymologie, notamment, reste un topos savant quasi permanent,
même quand il n’est pas utile (cf. apertura dans ouverture); il s’effectue par des références très
fréquentes au Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey. Dans le même
temps, les jeux de mots et la chute, constante, servent à piéger les politiques sur leurs
formulations mêmes. Il s’agit de les rappeler à l’ordre sémantique, à savoir que le réel
«résiste» en quelque sorte, ne peut pas se plier aux glissements ni aux inventions lexicales
(ouverture à 200%).
M est dans la revendication du «parler juste», du «parler vrai», et construit une posture
citoyenne (répondant à celle de son lectorat), à savoir: le discours politique a de la valeur et ne
doit pas être galvaudé. Se construit là un ethos entre sérieux et satire, apparenté à celui des
moralistes10. Au total, cette chronique s’avère proche du billet d’humeur (cf. Durrer 2000).
2.3. Libération: le guetteur ludique/pamphlétaire
Le chroniqueur offre là une figure très composite, difficile à synthétiser mais en cohérence
avec le rôle distinctif que se donne L en général – trublion au sein de la presse dite de qualité.
8 On se reportera aux passages en souligné double dans l’annexe.
9 Yvan Amar était professeur de Lettres dans l’enseignement secondaire, avant sa carrière de journaliste.
10 cf. Laborde-Milaa 2009, pour plus de précisions.
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
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Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
La surénonciation propre aux trois médias est ici exacerbée. Outre les fonctionnements
déjà évoqués, plusieurs sont spécifiques du chroniqueur de L: les modalisations qui
démultiplient le point de vue en restituant les pensées des énonciateurs politiques; l’ironie
systématique, qui va vers la surenchère énonciative (ainsi le retournement des insultes
suggérées à la fin de con); le défigement de slogans («Travaillez plus sinon la porte!» dans
fondamentaux). Enfin, la création de faux discours directs: dans la polyphonie propre au
discours de presse, il y a certes reconstruction de ce qui est rapporté, voire interprétation de la
situation d’énonciation originelle, mais les pratiques de L vont au-delà: en effet, L sort de la
citation, au sens du traitement d’énoncés recueillis, pour créer de toutes pièces du discours
direct, généralement attribué à N. Sarkozy11. Le cadre à la fois énonciatif et déontologique
diffère alors totalement des pratiques habituelles de la presse.
Nous avons montré ailleurs […] que pratiquer la citation dans la presse ou dans le discours scientifique
n’était pas du même ordre qu’intégrer du discours direct dans la fiction. L’appareil formel limité dont nous
disposons pour mettre à distance et attribuer à autrui son dire montre d’importantes variations en fonction
des genres de discours. (Rosier 2006: 91)
En accord avec ce point de vue surplombant, l’interdiscours se montre très dispersé, le
chroniqueur convoquant le divertissement de masse (chanson, cinéma), la paralittérature, les
jeux de langage - tous domaines qui demandent une forte connivence culturelle, en cohérence
avec le modèle de lecteur postulé par L.
Enfin, L présente un curieux mélange entre le discours généralisant et sérieux de
l’expertise politique12 et celui de la dénonciation pamphlétaire. Les deux postures convergent
pour attaquer le personnel politique: Nicolas Sarkozy, au premier chef, cible figurant dans
toutes les chroniques examinées, mais aussi tous les acteurs politiques, pris dans une
communauté de parole et de comportement disqualifiée. Contrairement à M, le discours
politique assumé par les politiques, tel qu’il est traité dans la chronique con de L, apparaît
comme une farce grotesque, quasi carnavalesque, dont N. Sarkozy est l’emblème et où L
assume la parole du fou, farce doublée d’une surexposition pathologique – ainsi fonctionne la
référence au syndrome Gilles de la Tourette.
En somme, le métaénonciateur de Libération s’affirme dans un ethos «libéré»,
anticonformiste, mobile dans le parcours des registres et des références, ce que remarquaient
déjà Mouillaud & Tétu (1989), Maingueneau (2002), Le Bart & Teillet (2004), tous trois sous
des angles différents. Au vu de ces caractéristiques, il n’est pas étonnant que L se distingue,
dans sa chronique écrite, par l’oralité la plus marquée: il s’agit d’une rhétorique du «coup de
gueule», celui du chroniqueur interpellant les acteurs-locuteurs politiques, pour les mettre en
cause, autant que la Res Publica en son entier.
Je propose la récapitulation suivante, qui radicalise quelque peu les spécificités:
11 Un exemple pris dans la chronique Bling-bling: «Je suis djoum-djoum par l'alcool (ou Carla) devenu.»
12 La chronique con comporte un passage de leçon sur l’insulte (cf. annexe): «L'insulte structure le champ
politique, elle déplace la violence physique dans l'ordre de la joute verbale. En latin, «insultare» désigne encore
l'action physique de sauter sur quelqu'un.»
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
- RFI, à l’occasion des mots de l’actualité, tient un propos métalinguistique sur le mot pour
éclairer ses usages, dans une posture nettement sociolinguistique et non puriste
- Le M, à l’occasion des mots captés en politique seulement, tient un propos métadiscursif
sur les pratiques langagières en politique qui témoignent des moeurs politiques
- L, à l’occasion des mots captés largement, tient partiellement un propos métadiscursif,
qui s’avère surtout commentatif-critique – sur les habitus propres à l’actualité politique
entendue au sens large comme «l’air du temps».
Autant de variantes qui permettent de nourrir quelques questions en conclusion.
Tout d’abord, a-t-on vraiment affaire à un nouveau sous-genre? D’une part, la perspective
diachronique, notamment sur l’entre-deux-guerres, s’avérerait nécessaire pour apprécier le
degré d’innovation; d’autre part, on assiste sans doute moins à la modification des normes
génériques (de la chronique et/ou du billet) qu’à celle de la restitution-sélection et de l’analyse
du langage politique.
Le brouillage tendanciel des frontières fait partie des stratégies de captation-séduction
(Charaudeau 2005) dans les domaines tels que privé/public, culturel/politique, et dans les
manières d’écrire telles que le ton adopté, les modes d’expertise. Le traitement du politique
s’effectue de plus en plus par détour, en particulier hors des genres et des rubriques
traditionnellement dévolus à l’analyse politique. On assiste ainsi à une intrication et à un
brouillage des genres discursifs – c’est presque devenu un truisme que de le dire13, phénomènes
qui ont en commun le fait de privilégier la fragmentation des énoncés politiques: leur
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médiatisation met en valeur des énoncés très brefs, en les indexant comme «formule», «petite
phrase», «tic de langage» etc. qui sont épinglés dans toutes sortes de genres. Cette évolution
vient-elle de l’évolution des comportements politiques - et notamment, en France, de celui de
N. Sarkozy qui concentre toutes les attentions - auxquels s’adaptent les médias, ou des médias
qui, dans un souci de captation et concurrence, imposent effectivement des cadres de
perception et d’analyse, comme autant d’injonctions à se conformer à une attente publique?
Ensuite, que devient la fonction de journaliste politique dans ce contexte de pratiques
discursives? Pour mémoire, un énoncé de l’appel du colloque affirmait: «Journalistes et
animateurs sont des acteurs auto-légitimés à intervenir dans des thématiques concernant les
affaires de la Cité et de l’Etat, investissant ainsi le domaine privilégié des politiques». En ce
qui concerne le présent corpus, il s’agit même d’un contrôle des moeurs linguistiques en matière
politique, exercé avec des gradations, mais constituant un déterminateur commun. Le genre de
la chronique, contractuellement plus libre que d’autres car déterminé par l’exercice de la
subjectivité, rend possible une fonction critique forte vis-à-vis des puissants (N. Sarkozy en
tête), en construisant une mise en scène énonciative - ce qui inverse quasiment les inégalités
existant entre les locuteurs politiques, ainsi décrites par Le Bart et Teillet (2004: 74):
Les coups de gueule, les écarts, sont ainsi le privilège des puissants. Les mêmes comportements seront
immédiatement sanctionnés s’ils émanent d’un locuteur à la faible légitimité personnelle. Distinctif en haut,
l’écart est stigmatisant en bas.
13 Notamment R. Ringoot et J.-M. Utard 2006.
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
Cette fonction est, au regard de la couverture des mots du politique, prise dans un
paradoxe: alors que le discours explicite des médias condamne les comportements manifestés
par les pratiques langagières épinglées, les chroniques, par le fait même d’ériger ces énoncés en
objets d’étude, leur donnent une audience, les amplifient, les valorisent, ou à tout le moins les
font circuler et les officialisent.