Du politique: un nouveau sous-genre?
Isabelle LABORDE-MILAA
Université Paris Est Créteil, Céditec (EA 3119)
laborde-milaa@u-pec.fr
Résumé
La particularité des chroniques médiatiques ici analysées, régulières et assumées par des
journalistes, réside dans l’origine énonciative des mots et syntagmes retenus: ils sont produits
dans le contexte sociopolitique contemporain, voire issus d’énonciateurs identifiés appartenant
au champ politique, social et économique, et occupant des positions reconnues. Il s’agit de
textes où la question de la norme (du bon français) cède la place à une analyse critique des
pratiques langagières politiques, influant alors sur les différents paramètres qui constituent le
genre de la chronique. La démarche vise à appréhender les variations génériques et leurs
enjeux selon les trois médias retenus (Le Monde, Libération, RFI): si leur posture est
nettement plus sociolinguistique que puriste et leur dialogisme marqué, ces trois chroniques
diffèrent par leur engagement énonciatif par rapport au discours des politiques et, plus
globalement, par l’ethos caractéristique de la voix de chaque média.
Mots-clés: chronique médiatique, discours politique, genre, norme, ethos
Introduction
Les chroniques médiatiques s’intéressant à la langue (française, en l’occurrence) ne sont
pas une nouveauté. Apparues dans les années trente dans la presse écrite, prises en charge par
des experts aux statuts divers, elles se sont étendues à la radio puis ont connu un regain avec
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internet: en témoigne par exemple l’abondance des blogs sur ce thème. Fortement normatives,
elles épinglent le plus souvent un néologisme, un usage déviant, avec indignation ou humour
(Paveau et Rosier 2008: 92-96).
La particularité du présent corpus réside dans l’origine énonciative des mots (ou
syntagmes) retenus, produits dans le contexte sociopolitique contemporain. Il s’agit de mots du
«langage politique» non en vertu d’une prétendue essence du politique en la matière, mais
parce qu’ils sont prononcés par des politiques. Les locuteurs appartiennent au champ politique,
social et économique, et occupent des positions reconnues: membres du gouvernement,
dirigeants de partis ou de syndicats, députés, candidats aux élections, membres d’institutions
européennes, de grands organismes économiques, etc. On peut rappeler ce qu’écrivait Branca
(1999: 10), pour à la fois situer et relativiser le domaine:
"Discours politique" désigne aussi bien les discours d’assemblée que le fonctionnement des médias, les
affiches électorales que les tracts. La diversité des documents concerne la surface linguistique (syntaxe,
lexique), les supports matériels (oral retranscrit, tracts, affiches), les postures énonciatives (polémique,
technicienne…). En revanche, et sauf exception, les énoncés reconnus comme politiques sont émis par des
acteurs sociaux qui ont un statut reconnu dans le champ politique: ce sont des représentants élus ou des
professionnels des médias. La notion de discours politique paraît aller de soi parce qu’elle hérite d’une
longue tradition qui remonte au délibératif des historiens. Pourtant, M. Foucault nous a appris à ne pas la
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
tenir pour naturelle. De fait, les dispositifs de communication sont extrêmement diversifiés (assemblée
nationale, journaux, télévision) et les dimensions de l’espace public ont tellement changé qu’on peut
s’interroger sur les limites des rapprochements.
Ce paramètre de la source de parole est, à mon avis, déterminant. C’est ainsi que l’on voit
des mots, non prédestinés sémantiquement, s’intégrer en quelque sorte au vocabulaire politique
(con, couac), à quoi s’ajoutent des mots éventuellement appliqués aux politiques, tel blingbling.
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Il s’agit en outre d’énoncés brefs, isolés, détachés (au sens de Maingueneau 2006) dans
ce qu’il est convenu d’appréhender comme le «discours politique». Cet ensemble lexical
donne lieu à des textes où la question de la norme (du bon français) cède la place à une analyse
des pratiques langagières politiques, influant alors sur les différents paramètres qui constituent
le genre de la chronique. Un grand modèle est Alain Rey, qui a officié longtemps sur France
Inter. Linguiste extérieur à la rédaction, il avait un statut particulier. Dans les chroniques
retenues ici, il s’agit d’une instance homogène: tous les signataires sont journalistes1. Aucune
(ne s’auto-désigne indexe comme) n’affiche la catégorie générique «chronique» mais elles se
rapprochent par leur nom (à dimension ludique voire intertextuelle), leur valorisation par un
encadré dans la presse écrite, leur longueur régulière. Le tableau 1 permet de les
présenter comparativement2:
Tableau 1
NB: seul Le Monde a consacré sa chronique (presque 3 ans) exclusivement aux énoncés de
source politique.
Au sein de ce corpus de travail, j’ai sélectionné 32 chroniques (cf. tableau 2 infra), entre
mai 2007 et mai 2009, selon les principes suivants: il importait de couvrir une durée assez
étendue par rapport à la vie de chaque chronique pour mener une étude fiable du genre, sans
dépendre d’une période particulière (élections, crise…) car le traitement de tel ou tel évènement
n’était pas mon propos. Il fallait aussi tenir des points de comparaison entre les chroniques des
trois médias3: d’où le choix des mots communs qui, pour plusieurs, ont constitué un «moment
discursif» (Moirand 2007: 4 sq.) – tel le casse toi pauv’con’ au buzz quasiment planétaire.
1 Je remercie Hélène Viala et Yvan Amar pour les entretiens respectivement accordés en novembre 2007 et
septembre 2009.
2 Une autre chronique, récente, est celle de Frédéric Pommier, «Le mot de la semaine», chaque vendredi sur
France Inter, depuis septembre 2010.
3 Désormais: RFI (Radio France International), L (Libération), M (Le Monde).
RFI Le Monde Libération
Nom / chronique ‘Les mots de l’actualité’ ‘Les mots pour le dire’ ‘Au mot’
Dates Depuis 2004; suite de ‘Parler
au quotidien’ (fin 1980’s)
11/2005 – 07/2008 Depuis 10/2007
Périodicité Quotidienne Hebdomadaire (w-end) Hebdomadaire (w-end)
Dimensions 300 à 600 mots 200 à 250 mots 350 à 450 mots
Journaliste(s)
signataire(s)
Yvan Amar Hélène Viala + 6 en
alternance
Didier Pourquery + 5
en alternance
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
Tableau 2
Mot RFI Le Monde Libération
1. Ouverture 18.05.07 20.05.07
2. Franchise 31.05.07 27.05.07
3. Traité 26.06.07 1.07.07
4. Grenelle 12.10.07 8.10.07
5. Bling-bling 3.01.08 22.12.07
6. Devoir de mémoire 16.02.08 16.02.08
7. (Les) Fondamentaux 22.02.08 20.10.07
8. Con 25.02.08 1.03.08
9. Subprime(s) 24.03.08 31.12.07
10. Boycott(age) 7.04.08 14.04.08
11. Couac 19.04.08 28.04.08
12. Krach 20.09.08 26.01.08
13. Récession 4.10.08 14.01.08
14. Siffler (n’est pas
Huer)
16.10.08 18.10.08
15. Paradis fiscal 18.10.08 3.03.08
16. Excuse(s) 21.04.09 25.04.09
J’ai, pour la présente contribution, finalement opté pour quatre textes (ouverture et con
placés en annexe), qui serviront de support à des analyses ponctuelles et à une réflexion plus
générale. Les cadres théoriques et méthodologiques relèvent de trois grands domaines pour
interroger les fonctions discursives et pragmatiques de ces chroniques: d’une part, les genres
(médiatiques, en l’occurrence); d’autre part, le discours politique (ses contraintes, ses ruses,
ses acteurs); enfin, les fonctionnements métalinguistiques et métadiscursifs.
La démarche consistera à d’abord dégager les traits qui semblent indiquer un sous-genre de
chronique, avant de pointer les spécificités des trois chroniques comme autant de variations
renvoyant, in fine, au métaénonciateur que constitue le support journalistique.
1. Un sous-genre homogène de la chronique
Il s’agit ici de dégager des traits constitutifs d’un même sous-genre que l’on peut qualifier
de «linguistico-politico-médiatique». Parmi les entrées possibles, trois seront sélectionnées
qui me semblent spécifiques de ce sous-genre4.
Au préalable, une caractéristique est à signaler – ou plutôt une absence: aucun plan de
texte régulier ne gouverne ces chroniques. Seul élément récurrent et commun: la
contextualisation initiale des mots, marquée à des degrés divers5. Il s’agit d’unités dont l’intérêt
vient d’être saisies en discours plutôt qu’en langue, c’est-à-dire situées dans leur contexte
d’énonciation et même dans leur cotexte verbal. A la différence des chroniques linguistiques,
4 Cf. les articles de Branca (1999), Détrie (2005), Moirand (2003), qui interrogent sur des objets différents les
«catégories descriptives» (Moirand 2003) des genres.
5 Signalée en grisé dans les textes en annexe.
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
les nôtres répondent aux questions: qui a dit quoi, quand et éventuellement où? M adopte le
format de la citation en péritexte, tandis que RFI et L formulent ce contexte dès le début dans
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un repérage de type déictique; L reconstitue même l’interaction originelle pour con.
Quand la datation est absente, cela manifeste la saillance événementielle de l’énoncé
retenu et prouve l’inscription de la chronique dans le contexte sociopolitique contemporain qui
impose un cadre de compréhension.
1.1. Le rapport à la norme
Ce trait d’ordre axiologique construit la chronique et est construit par elle simultanément,
en suivant deux directions à la fois opposées et complémentaires.
D’une part, le rare, l’exceptionnel sont présents à travers les évaluations telles que:
étonnant, étrange, drôle d’expression, ça fait peur; on aurait pu croire que… il n’en est rien,
etc. Certains usages sont ainsi épinglés par la chronique comme autant de transgressions:
les glissements sémantiques
les transferts d’un domaine à l’autre
les néologismes qui trafiquent le réel
l’incongruité du registre dans la sphère politique (con), qui va jusqu’aux mots tabous
«Lapsus et gaffes» (Le Bart et Teillet 2004) alimentent une bonne partie des chroniques
de M. Que les énoncés épinglés le soient objectivement ou non, peu importe6. Ce qui importe:
le rôle d’évaluateur, voire de censeur, qu’endosse alors le-la chroniqueur-se.
D’autre part, le fréquent, le récemment usuel, apparaît en passe de s’établir comme une
nouvelle norme. En ce cas, le jugement métadiscursif de la chronique porte sur trois
phénomènes explicites: le processus d’ euphémisation; le politiquement correct; le jargon.
Ces parcours lexicaux ne servent pas à rappeler la norme du français (bon, standard ou
scolaire, selon ses qualificatifs variés) comme un repère auquel les locuteurs cités ne se
conformeraient pas. La chronique pointe plutôt des usages, comme relevant d’une nouvelle
norme fonctionnelle, celle de la sphère politique qui recycle, décale, innove, etc. Toutes ces
pratiques font l’objet d’un jugement - métalinguistique (RFI) ou davantage métadiscursif (M et
L) - qui, a minima (ouverture dans RFI), permet d’analyser ou d’interroger des comportements
politiques et imbrique étroitement police linguistique et orthodoxie politique7. En creux, on lit
dans M et L les exigences de ce que devrait être le discours politique – et ce qu’il n’est pas,
individuellement et collectivement: ainsi de L qui dénonce la solidarité du corps politique dans
con («étrangement minorée»).
6 Du reste, comment en décider, si ce n’est par les effets de réception? Et qui peut en décider?
7 En fait, plusieurs points, relevant des représentations de la langue, sont balayés par ces chroniques, mais
demeurent au niveau épilinguistique. Leur étude argumentative serait à faire – telle la croyance en l’adéquation
stricte entre les mots et les choses (fin de ouverture dans M) – mais c’est là une autre direction (cf. Laborde-
Milaa, 2009).
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
1.2. L’hétérogénéité énonciative
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Les mots sont traités dans des emboîtements énonciatifs: des énonciateurs imbriqués font
de la chronique un discours dialogique, avec le locuteur-journaliste en position de
surénonciateur, selon les catégories de Rabatel (2004). Par dialogisme, on entendra, à la suite
de M. Bakhtine, les «formes particulières de " dialogue " que tout énoncé entretient avec les
énoncés produits antérieurement» (Moirand 2007: 65), tissant ainsi ce que cette auteure
appelle «un intertexte constitué de plusieurs voix» – à propos du discours de presse,
justement. RFI se démarquant des deux autres médias, nous y reviendrons en seconde partie.
Les locuteurs autres que la journaliste et le locuteur principal appartiennent au personnel
politique uniquement, auxquels s’ajoutent de rares médias (en fait, Le Monde et Le Canard
enchaîné). Il s’agit de sources collectives, tels les partis et syndicats, soit référées par le «on»,
soit le plus souvent individuées et nommées. C’est le mot dans son contexte d’énonciation qui
intéresse les journalistes autant que les empilements discursifs auxquels ce mot donne lieu. Les
prises de parole se succèdent dans des effets de confirmation, de rectification, de divergence,
d’affrontement, tissant ainsi une mise en scène polémique (en souligné simple en annexe).
Quant aux modes citationnels, ils privilégient le discours direct canonique et l’îlot textuel qui
maintiennent l’effet d’authenticité du discours rapporté.
Toutes ces mentions construisent un intertexte qui, en fait, n’est guère différent de celui
que l’on peut trouver dans les articles des rubriques politiques, où la presse orchestre les dires
censés faire l’actualité, en signalant à l’écrit l’hétérogénéité (guillemets, italiques, incises).
Mais il s’en distingue d’abord par la brièveté des propos retenus, ensuite par l’intervention des
locuteurs-journalistes (par exemple, les questions de mise en cause dans M et L) qui créent un
dialogisme interlocutif.
En outre, on observe la présence d’un intertexte plus diffus, tels les slogans, qui peut se
manifester par la citation (dans L) ou l’allusion. Enfin, un autre intertexte se fait jour, plutôt un
interdiscours (Adam 2006) qui relève, cette fois, de la mémoire discursive: c’est le cas de con,
avec les rappels qui activent une mémoire de l’insulte en politique. Ainsi le «pauv’con» est
analysé dans sa dimension interlocutive, comme réponse de N. Sarkozy à un énoncé proféré,
mais l’est aussi dans sa dimension interdiscursive (Chirac, De Gaulle, et autres énonciateurs
plus récents) qui contribue à disqualifier encore davantage le locuteur-source.
1.3. La position d’extériorité/intériorité
Ce point prolonge le précédent en pointant la place des médias. Non seulement ces
derniers, agissant comme inscription et caisse de résonance des discours politiques, se mettent à
l’affût des énoncés, mais aussi ils exercent une veille documentaire des supports concurrents,
attestant d’une sorte de «ronde des dires» (Moirand 2007: 64 et sq.). Chaque journaliste
adopte alors une posture ambivalente vis-à-vis du matériau discursif mis en circulation: à la
fois observateur extérieur et concurrent impliqué.
Actes du colloque «Le français parlé dans les médias: les médias et le politique» (Lausanne / 2009)
Marcel Burger, Jérôme Jacquin, Raphaël Micheli (éds)
L’affichage de cette extériorité est le plus net sur RFI par rapport à L et M: «Un président
bling-bling: voilà encore une invention journalistique relayée par les gens».
Plusieurs niveaux d’interdiscursivité s’entremêlent donc, décomposables comme suit:
la circulation du politique au médiatique (et inversement), mettant en évidence le rôle de
relais que constituent les médias;
la circulation au sein d’un même média, qui favorise l’identité éditoriale: M se cite 2 fois
(subprimes, boycottage); L se cite 3 fois (bling-bling, krach, devoir de mémoire);
la circulation d’un média à l’autre: RFI, surtout, cite 2 fois L, 2 fois M, 2 fois «la presse»
dans son ensemble, témoignant par là des pratiques d’information de la radio, qui se nourrit de
la presse écrite. M cite également «le discours médiatique» (couac) et «les médias»; L cite
Le Canard enchaîné (con) et les magazines (fondamentaux);
enfin, la circulation inscrite dans une temporalité plus ample, comme on l’a vu.
L’événement peut alors devenir la capacité du mot à circuler, à travers sa fréquence et ses
sites d’apparition, comme dans cette chronique de M (31.12.2007):
Subprimes Le mot «subprime» est employé dans nos colonnes pour la première fois au mois de février,
lorsqu'un petit établissement de crédit hypothécaire américain, Res Mae Mortgage, fait faillite. A partir
d'août, quand la crise immobilière dégénère en crise bancaire et monétaire mondiale, il fait la «une» de
tous les médias. Il ne l'a plus quittée depuis, mot-clé de l'action des banques centrales, de la chute des
marchés boursiers ou de la démission de patrons de prestigieuses banques américaines. Et tout laisse à
penser qu'il y trouvera encore une large place en 2008...
Il est à noter que M et L ne traitent pas les mêmes mots (cf. tableau 2): est-ce là une
manière de se démarquer du principal concurrent en l’ignorant? En revanche, le changement
de signature dans un même média n’entraîne pas de modifications de traitement.
Si la visée discursive qui consiste à critiquer des usages lexicaux en politique est commune
et constitue l’engagement propre à ce sous-genre de chronique, les postures adoptées et les
enjeux assurent les différences entre les chroniques. Il faut donc étudier les variations, que l’on
peut synthétiser autour des phénomènes d’ethos (Maingueneau 2002), et qui renvoient,
finalement, au métaénonciateur incarné par le support journalistique.