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Une révolution nommée boson

Le 4 juillet, un événement scientifique enflamme le monde. Une conquête spatiale? Une incroyable avancée médicale? Non, la découverte... d'une nouvelle particule. Une découverte mise en évidence au CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire) basé à Genève. De la physique, donc. De la science dure, loin de toute application. De la science "gratuite", qui crée un pic d'activité immense sur Google en Europe, aux Etats-Unis et même en Inde ou en Chine. Et fait le buzz sur Twitter, où déferlent dans toutes les langues des commentaires humoristiques. "Un chauffeur de taxi en Asie s'est mis à me parler de cette découverte dès que je lui ai dit que j'étais physicien au CERN", témoigne l'un des participants.

Tout ça déclenché par un petit rien. Une poussière de poussière de poussière. Une broutille, certes, mais qui couronne une quête de près de cinquante ans. Et change tout, en levant un coin du voile sur la naissance de l'Univers. Car il ne s'agit pas de n'importe quelle particule, mais de LA particule. Le boson de Higgs. Ou plus exactement le boson de Brout-Englert-Higgs, pour rendre honneur aux trois physiciens qui ont, en 1964, postulé l'existence, et donc marqué l'acte de naissance, de cet étrange objet microscopique. Cela faisait presque vingt ans qu'aucune particule élémentaire importante n'avait été découverte. Ce boson ramène des milliards d'années en arrière dans l'histoire de l'Univers. Au moment où, quelques secondes après le Big Bang, tout n'est que soupe informe de particules.

Il va alors jouer un rôle-clé. Sans lui, finalement, personne sur Terre ne pèserait quoi que ce soit... Veaux, vaches, cochons, tout flotterait. Une analogie désormais commune pour expliquer cette magie nous plonge dans un monde sous la neige. L'Univers - en fait, le vide - serait un vaste champ de neige, composé de bosons de Higgs, les flocons. Les particules s'y promèneraient avec soit des skis, soit des raquettes, soit des chaussures. Les premiers iraient plus vite que les seconds, qui avanceraient eux-mêmes plus vite que les troisièmes. Autrement dit, selon l'interaction avec les flocons, les particules auraient plus ou moins de masse. "C'est une nouvelle vision de l'Univers. La masse n'est pas une donnée intrinsèque mais une propriété dynamique. Même des génies n'y avaient pas pensé. C'est révolutionnaire!", s'enthousiasme Guido Tonelli, physicien italien de 62 ans, longtemps responsable de CMS, l'une des deux expériences qui a mis la main sur cette particule.

Manège de particules

Ce boson est donc comme un chaînon manquant dans les théories des physiciens. Pour décrire la matière, tels des enfants jouant aux Lego, ces chercheurs n'ont besoin grosso modo que de seize briques élémentaires. Des particules, comme l'électron ou les quarks dont sont faits les noyaux d'atomes qui nous constituent. Mais aussi des photons, messagers de tout ce qui est onde, lumière, radio, rayons X... Et d'autres plus exotiques: muons, neutrinos, gluons. Avec cela, les physiciens sculptent des atomes, des molécules qui elles-mêmes permettent de sculpter des tables, des veaux, des vaches mais aussi des étoiles et des planètes. A condition d'y ajouter un dix-septième élément, le fameux boson, ciment de l'ensemble, le tout constituant ce que les physiciens appellent le "modèle standard". L'idée est arrivée sous la plume de Peter Higgs, en même temps et indépendamment de François Englert et Robert Brout au début des années 1960.

Sa confirmation par leurs acolytes expérimentateurs aura été laborieuse. "C'est l'histoire d'une vie. Je me rappelle les premières idées imaginant la machine à construire pour parvenir à voir cette particule. C'était en 1984", se souvient Philippe Bloch, à la tête du département de physique du CERN. ""Vous n'y arriverez pas", nous disait-on à l'époque. C'était considéré comme une mission impossible car beaucoup pensaient que les détecteurs ne résisteraient pas aux flots de particules créés dans l'expérience", rappelle Guido Tonelli. La quête n'avait rien de simple en effet. Enfoui aux tréfonds de la matière, ce boson ne se laisse pas voir facilement. Il faut commencer par casser violemment la matière pour voir de quel bois elle se chauffe. Concrètement, il s'agit de propulser à des vitesses proches de celle de la lumière des paquets de particules, des protons, les uns contre les autres. L'énergie mise en jeu n'est que celle d'un moustique en vol, sauf qu'elle est concentrée dans un espace minuscule, invisible à l'oeil et même au meilleur des microscopes.

Ce rôle de briseur de proton est rempli par le Large Hadron Collider (LHC), un accélérateur de particules installé dans un tunnel circulaire de 27 kilomètres de long, situé à cent mètres sous les montagnes du Jura, entre la France et la Suisse. Le long de cet anneau, deux chapelets de protons circulent en sens inverse et se percutent au gré des aiguillages. La construction sur place a débuté en 2001, dans l'espace occupé par un précédent accélérateur de particules, le LEP. Elle a coûté quelque 5 milliards de francs suisses (4,3 milliards d'euros), payés par les vingt pays membres du CERN mais aussi par des contributions du Japon et des Etats-Unis, montrant par là que le projet est plus international que strictement européen.

A l'intérieur, tout n'est que technologie de pointe: des aimants surpuissants pour courber les trajectoires, une réfrigération extrême à quelque - 271,3 °C pour les faire fonctionner, un vide poussé pour éviter toute rencontre avec d'autres particules, une consommation électrique équivalente à celle du canton de Genève, un alignement des trajectoires contrôlé pour corriger le passage des trains en surface... Tout cela pour un manège de particules. Une telle complexité a ses inconvénients. Une soudure défectueuse a échappé à la vigilance, causant un accident quelques jours après le démarrage et l'inauguration en septembre 2008. Résultat: plus d'un an de travaux et une énergie de collision deux fois moins importante que prévu, mais heureusement suffisante pour capturer la bête. Ce n'est pas tout. Les collisions entre particules, tels des bolides se percutant, créent une montagne de débris qu'il s'agit de détecter, d'identifier et d'analyser afin de repérer la présence éventuelle du boson de Higgs. Deux énormes yeux différents ont été construits pour ne rien rater du spectacle: CMS et Atlas.

Certain à 99,9999 %

Le premier a le record de masse, 12 500 tonnes; le second de taille, 46 mètres de long pour 25 mètres de large et de hauteur. Au total, les deux ont coûté environ 1,2 milliard de francs suisses (plus de 993 millions d'euros). Ces deux cylindres traversés par l'anneau sont comme des oignons aux multiples couches; chaque couche étant sensible à des particules différentes, électrons, photons, muons... Ironie de l'histoire, aucune ne peut voir directement le boson, dont l'apparition n'est que trop fugace. Ce sont les gerbes de particules induites par la création du boson que les chercheurs voient, un peu comme si une avalanche en montagne était la preuve du passage d'un yéti.

Sauf que les avalanches se succèdent à un train d'enfer, 24 heures sur 24, au rythme de 500 millions par seconde. Et, là-dedans, moins d'un millier seulement sont pertinentes pour apporter les preuves. L'accouchement aura donc été long: deux années complètes de fonctionnement et des nuits d'analyses subtiles pour être sûr de ne pas avoir pris des vessies pour des lanternes. Le 4 juillet, enfin, le doute n'était plus permis. Ou presque. Car on est certain à 99,9999 % d'avoir découvert une nouvelle particule, mais on hésite encore sur la nature même de l'objet: est-ce vraiment le boson Brout-Englert-Higgs ou un boson qui lui ressemblerait mais décrit par d'autres théories?

Les deux porte-parole de CMS et Atlas ont dévoilé leurs résultats, devant les grands anciens Peter Higgs, 83 ans, et François Englert, 80 ans, (Brout est décédé en 2011) et en présence des précédents directeurs du CERN.

Car l'aventure n'est pas qu'une histoire d'acier, de cuivre, de silicium ou de fibres optiques, elle est surtout humaine. Quelque 10 000 personnes gravitent autour du LHC. CMS et Atlas sont des "entreprises" de presque 3 000 personnes originaires de tous les continents et d'une centaine de pays. Dans ces vastes collaborations, des Européens travaillent avec des Américains. Des Turcs avec des Grecs. Des Indiens avec des Pakistanais. Des Chinois avec des Japonais. Des Russes avec des Géorgiens. Tous ont construit ensemble des machines, échangé lors de nombreuses réunions, partagé les tours de veille de jour comme de nuit. Ils se sont retrouvés dans les amphis ou plus sûrement à la cafétéria avec le mont Blanc en toile de fond. "Cela fonctionne car nous partageons un idéal commun qui transcende les différences", témoigne Michel Spiro, président du conseil du CERN. "Quand on partage les mêmes rêves, la communication est simple. Nous sommes comme un orchestre. Chacun sait ce qu'il a à faire, on se comprend tout de suite", insiste Guido Tonelli.

Fin d'une histoire, début d'une autre

Des règles existent cependant pour mettre un peu d'ordre dans ces énormes collaborations: une Constitution, un Parlement, des votes... Avec, au-dessus, le CERN, garant de la bonne marche de l'ensemble. "Le navire avance sans amiral mais avec beaucoup de lieutenants sur le pont", décrit Philippe Bloch. "Il n'y pas de hiérarchie forte même si un porte-parole est élu. Un militaire en visite au CERN avait été sidéré par cette organisation particulière!", ajoute le physicien. "C'est une sorte d'autogestion dont les principes pourraient se diffuser dans d'autres domaines", estime Michel Spiro. "Nous maximisons la créativité en écoutant les points de vue. Mais nous prenons aussi des décisions quand il le faut. Finalement, les problèmes ne sont pas culturels mais techniques. A un moment, il a fallu décider d'options technologiques et en abandonner d'autres. Il a fallu alors expliquer aux déçus ces choix et les remotiver", complète le chercheur. Pas étonnant que ce soit ici que le Web est né, pour permettre aux chercheurs de communiquer par-delà les frontières. La physique des particules a aussi irrigué de ses techniques l'imagerie médicale, le monde de l'électronique rapide, de la gestion informatique de grandes masses de données ou de la réalisation d'aimants de grandes performances. Pour saluer cette implication économico-sociale, l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies vient d'accorder au CERN le titre de membre observateur – une première pour une institution scientifique.

L'aventure boson "n'a pas toujours été simple. Jusqu'à la fin, nous étions tendus en permanence. Pour la construction du détecteur, pour son installation dans le tunnel, pendant les analyses. Nous ne pouvions pas faire d'erreur. C'est loin d'être l'histoire d'un succès continu, sans problème", explique Guido Tonelli. La veille de l'annonce, dans la nuit même, les groupes refaisaient encore et encore leurs calculs. Les physiciens de CMS ignoraient les résultats de leurs collègues d'Atlas, et réciproquement; la compétition n'étant pas loin. Surtout, c'était le meilleur moyen d'obtenir des résultats complètement indépendants l'un de l'autre. Le secret et les détails de la découverte ont été bien tenus pendant près de quinze jours, le temps de peaufiner les analyses. Pendant des mois en fait, les chercheurs n'ont pas compté leurs heures, week-ends et vacances compris. Le travail fut intense.

Il n'est pas terminé. Car le boson est à la fois la fin d'une histoire et le début d'une autre. "Mon épouse aimerait bien que je prenne enfin des vacances, sourit un physicien. Mais la suite est tellement excitante!" D'abord, comme on l'a dit, la communauté doit vérifier que ce boson est bien le bon. C'est-à-dire qu'il est exactement conforme à la théorie de Higgs, Brout et Englert. "Pour l'instant on ne voit pas d'anomalies mais il est trop tôt pour affirmer que c'est vraiment le boson de Higgs", précise Guido Tonelli. Après les vérifications d'usage, ce sera le saut dans l'inconnu. Le modèle dit standard, dont le boson de Higgs marque l'achèvement, ne répond pas en effet à toutes les questions. Ainsi, la matière commune qui nous entoure est loin d'être majoritaire dans l'Univers. Une autre, de nature inconnue, a l'air d'emplir l'espace et de le faire tenir. Mieux, une force mystérieuse fait grandir notre Univers sans que l'on sache non plus d'où elle vient. En fait, seuls 4 % de l'Univers nous sont connus. Notre ignorance est immense et de nouvelles théories sont donc nécessaires.

Le boson de Higgs pourrait aider à y parvenir si l'on étudiait dans le détail son comportement, comment il interagit avec tous ses autres congénères notamment. Un peu comme tirer les fils des marionnettes permet de remonter jusqu'à l'artiste qui les actionne: le boson pourrait servir de fil conducteur vers cet inconnu. "Nous devons aussi comprendre pourquoi il a la masse que nous avons mesurée. Et savoir quel mécanisme stabilise cette particule", explique le Québécois Yves Sirois, directeur de recherche au CNRS et membre de l'expérience CMS. La question n'est pas anodine. Selon certaines théories, si ce boson n'est pas stable, alors l'Univers pourrait s'effondrer, disparaître sans crier gare... Comme une balle en équilibre au sommet d'une colline qui roulerait dans la vallée en contrebas. "Nous avons percé un secret de la nature. Cette découverte a des implications quasi philosophiques. Je le sens bien dans les conférences que je donne, en voyant l'appétit de l'auditoire. Elle ramène à des questions sur l'origine de l'Univers, à des questionnements ultimes", évoque Yves Sirois.

L'aventure continue donc. Le LHC fonctionnera jusqu'en 2030, après quelques travaux d'amélioration des performances. Mais les physiciens préparent déjà le coup d'après en réfléchissant à la machine géante qui lui succédera pour creuser encore plus loin vers les origines du monde. "Nous devons comprendre scientifiquement ce qui se passe avant de dépenser à nouveau de l'argent. Il faut donc rester prudent", prévient Guido Tonelli, pour expliquer que la balance n'a pas encore penché pour l'une ou l'autre des différentes technologies alternatives de collisionneur nouvelle génération. Avec lui, ou avec le LHC, les physiciens espèrent découvrir une nouvelle physique, au-delà du modèle standard. Et qui dit nouvelle physique dit nouvelle(s) particule(s). Et une prochaine personnalité de l'année?

David Larousserie

M le magazine du Monde | 21.12.2012 à 13h14

• Mis à jour le 23.12.2012 à 15h10


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