Signaux contradictoires

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Coronavirus: l'omerta russe

De l'accident nucléaire de Tchernobyl aux vastes incendies de 2010, les Russes ont appris à se méfier de la propension du Kremlin à dissimuler l'ampleur des catastrophes. L'épidémie de coronavirus ravive ces craintes. Moscou impose le confinement à partir de ce lundi

Tenue de protection hospitalière un jour, costume sombre à la télévision le lendemain, Vladimir Poutine tente depuis la semaine dernière de revêtir les habits de leader anti-coronavirus. De la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 aux vastes incendies de 2010, les Russes ont appris à se méfier de la propension du Kremlin à dissimuler l'ampleur des catastrophes. Face à l'incrédulité croissante des Russes quant aux chiffres officiels (1534 cas, huit décès), le chef du Kremlin a abandonné son discours lénifiant sur la maîtrise de la pandémie. «La situation est sous contrôle», martelait-il depuis le début de la crise sanitaire.

Soft power

Changement de ton, mercredi 25 mars, lors de son allocution télévisée - un exercice rare chez le président. «N'agissons pas à la russe en comptant sur notre bonne étoile», a prévenu Vladimir Poutine, la voix grave. «Ce qui se passe aujourd'hui dans de nombreux pays occidentaux peut devenir notre avenir immédiat», a-t-il insisté. Cinq jours seulement après, Moscou a imposé comme plusieurs capitales européennes le confinement obligatoire, effectif dès ce lundi matin.

Pour le Kremlin, tout l'enjeu est de prouver que les modèles autoritaires, telles la Chine et la Russie, sont mieux adaptés pour s'en sortir

La durée de la crise est désormais clé. «Pour le Kremlin, tout l'enjeu est de prouver que les modèles autoritaires, telles la Chine et la Russie, sont mieux adaptés pour s'en sortir», décrypte Andreï Kortounov, expert des questions internationales. «Poutine espère démontrer qu'il a eu raison: chacun défend ses intérêts; la crise du coronavirus a fait voler en éclat les solidarités entre Occidentaux et les discours sur leurs valeurs communes.» La diplomatie moscovite insiste sur «l'incapacité» de l'Union européenne à faire face au virus. L'armée russe a même envoyé une centaine de virologues en Italie. «Ce jeu de soft power pourrait se répéter ailleurs: en Serbie, en Syrie, en Iran ou en Afrique», analyse Andreï Kortounov.

Rumeurs

Vladimir Poutine a, par ailleurs, profité de cette crise pour, dans son discours au sommet virtuel du G20 du 26 mars, appeler à un «moratoire» sur les sanctions économiques. Il avait, bien sûr, en tête les mesures américaines et européennes prises contre Moscou depuis la crise ukrainienne. Une première initiative du gouvernement russe est passée presque inaperçue. Pour faciliter l'importation de produits de première nécessité en ces temps de crise, il met en place un «corridor vert».

Poutine espère démontrer qu'il a eu raison: chacun défend ses intérêts; la crise du coronavirus a fait voler en éclat les solidarités entre Occidentaux et les discours sur leurs valeurs communes.

Dans ce cadre, il a laissé courir la rumeur - sans vraiment la démentir - d'une possible levée partielle et temporaire de l'embargo russe sur les produits alimentaires occidentaux, représailles de Moscou aux sanctions des Etats-Unis et de l'Europe. «C'est peut-être un appel du pied russe aux Occidentaux, assure Fyodor Lukyanov, expert réputé proche du Kremlin. La crise économique qui nous attend changera la donne pour tout le monde. Cela pourrait être l'occasion de remettre en cause toutes ces sanctions croisées qui gêneront la reprise.»

Prévoir le pire

Pour le moment, l'urgence est sanitaire. Dans son allocution, Vladimir Poutine s'est bien gardé de parler de politique extérieure. La veille, le président avait visité à Moscou le principal établissement soignant des malades du Covid-19 et discuté avec le médecin en chef, Denis Protsenko. Une rencontre déterminante dans la prise de conscience du Kremlin. Ces derniers jours, ce docteur n'a eu de cesse d'alerter publiquement sur l'ampleur de la menace. Il l'a expliqué à Vladimir Poutine. «Il faut prévoir le pire. Nous devrions fermer Moscou», a-t-il confié dans l'une de ses interviews. «Si c'est le scénario chinois, nous devrions nous en sortir en mai-juin. Si c'est le scénario italien avec une explosion de cas, nous serons chanceux d'en avoir fini en septembre.» Des avertissements loin des assurances proférées jusque-là par les autorités et les télévisions du Kremlin.

Mesures douces

Vladimir Poutine a cependant opté pour des mesures en demi-teinte. Le président n'a déclaré ni l'état d'urgence ni le confinement de la population mais… une semaine chômée, du 30 mars au 5 avril. Demandant de faire preuve de «discipline» et de «responsabilité», il a appelé les Russes à «rester à la maison», sans rendre cette précaution obligatoire.

A Moscou, principal foyer de la pandémie où les rues commençaient à se vider ces derniers jours, le confinement est désormais obligatoire. A partir de ce lundi matin, les Moscovites ne pourront sortir de chez eux que pour des courses de proximité, des besoins médicaux urgents, une promenade du chien à moins de cent mètres.

Depuis une semaine, les précautions s'étaient déjà multipliées dans la capitale, avec interdiction de tout rassemblement de plus de 50 personnes. Après avoir tergiversé, Moscou a fermé les établissements scolaires. Les habitants de plus de 65 ans et ceux souffrant de maladies chroniques devaient rester à domicile. Depuis ce week-end, les sorties aux parcs, cafés et restaurants étaient prohibées; tous les commerces devaient fermer à l'exception des magasins d'alimentation, banques, pharmacies et services administratifs.

A l'avant-poste, le maire Sergueï Sobianine a régulièrement pris à contre-pied les discours rassurants et, dès samedi matin, a envoyé un courriel aux Moscovites les implorant de rester chez eux. Il a lui-même reconnu que «personne n'avait une image claire» de la réalité et que le nombre de cas initialement recensés dans la capitale était sous-estimé.

Moscou se presse de construire à la hâte, sur un terrain vague en périphérie, un hôpital pour soigner de futurs malades. Ce chantier prouve à lui seul que les autorités se préparent au pire. Le Premier ministre Mikhaïl Michoustine a déclaré que les mesures restrictives introduites à Moscou devraient être étendues à toutes les régions du pays.

Signaux contradictoires

«Les signaux des autorités sont contradictoires. Poutine dit de ne pas travailler et conseille de ne pas sortir. A chacun de décider, de prendre ses responsabilités. Beaucoup vont prendre cela à la légère, comme des vacances», s'inquiète le politologue Fyodor Krasheninnikov. «Quelle vision réelle a donc le Kremlin sur la durée de la menace?»

Les paradoxes sont multiples. Le chômage forcé est d'une semaine mais, par précaution, les autorités ont déjà repoussé sine die le référendum sur la réforme constitutionnelle prévu le 22 avril. Le Forum économique de Saint-Pétersbourg, début juin, a également été annulé. Autre contradiction: alors que les vols internationaux sont suspendus, les prix des billets sur les vols nationaux ont été baissés à la demande des autorités pour faciliter les regroupements familiaux. Mais avec le risque d'accélérer la propagation du virus: profitant de la semaine de vacances forcées, beaucoup de Russes des grandes villes partent vers des cités plus petites, jusque-là protégées du virus.

Des entreprises inquiètes

«L'heure est au pragmatisme. Pour prendre des mesures en fonction des risques du moment. Et pour ne pas créer de panique», assure aux «Echos» un interlocuteur du Kremlin alors qu'une source proche des services de sécurité nous confie l'annonce «ces jours-ci» d'un confinement généralisé. Vladimir Poutine a, lui-même, semé la confusion. Au lendemain de son allocution, il a assuré que «ces mesures contraignantes ne dureraient pas longtemps». Pour les entreprises, l'annonce d'une semaine chômée a créé de multiples incertitudes, sur les mises en congé, les salaires à verser et l'autorisation du télétravail. «En pleine crise économique, avec le virus, la baisse de la demande, la chute du prix du pétrole et la dégringolade du rouble, Poutine ne nous aide pas en imposant une semaine de chômage mal encadrée juridiquement», proteste un homme d'affaires, sceptique sur l'efficacité des aides publiques annoncées par le président.

La Russie a fermé toutes ses frontières ce lundi 30 mars. Malgré la menace de lourdes peines, un certain flou demeure sur les personnes revenues d'un pays à risque, qui sont obligées de s'auto-isoler à domicile pendant quatorze jours.

Une source proche des services de sécurité évoque des chiffres de contamination trois fois plus élevés que le bilan officiel. De nombreux médecins s'interrogent sur la soudaine hausse des infections respiratoires dans les registres officiels - sans que ne soit mentionné le coronavirus.

Les contrevenants ont été nombreux. L'un des députés de la Douma qui, le 10 mars, a assisté au discours de Vladimir Poutine sur la réforme constitutionnelle, avait omis de prévenir qu'il revenait juste de France. La police a également ouvert une enquête contre une spécialiste russe des épidémies qui a repris son travail à Moscou alors qu'elle revenait d'Espagne. D'autres mesures peinent à être appliquées. Par exemple, dans la capitale les chauffeurs de taxi doivent porter un masque et désinfecter leur automobile. Mais, dans les faits, très peu le font.


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